Télétravail : réenchanter le collectif, malgré la distance

Télétravail : réenchanter le collectif, malgré la distance

Avec le confinement, le télétravail est devenu la norme, dans une majorité de secteurs. Face à la distanciation imposée, la préoccupation des managers est, plus que jamais, de maintenir la cohésion des équipes.

La période pré corona a vu le télétravail augmenter d’année en année. Une recherche de l’Université de Liège indique qu’en 2016 à Bruxelles, un quart des travailleurs le pratiquaient. Les métiers principalement concernés en Belgique étaient généralement les managers et les professions intellectuelles. Selon une enquête de teletravailler.be, auprès de 1500 personnes actives, le pourcentage de télétravailleurs en 2017 était de 17% ; en septembre 2019, il atteignait 22% et en janvier 2020, 33%. En septembre 2020, près d’une personne sur deux travaillait à domicile.

Les entrepreneurs « en création d’activité », qui travaillaient principalement chez eux avant la crise, n’échappent pas à cette amplification du « travail confiné », qui les oblige à moduler davantage leurs horaires, déjà très flexibles auparavant.

Vers une formule hybride

D’après les sondages, il y a autant de points de vue sur le télétravail que de métiers et situations familiales diverses : si certains apprécient ses avantages (travailler à son rythme, éviter le trafic urbain, ne pas être dérangé…), d’autres se sentent isolés ou se débattent entre les « espace-temps » privé et professionnel…

Il n’empêche : une majorité de travailleurs – tant employeurs qu’employés – ont manifesté leur souhait de prolonger le télétravail après la crise. D’après une étude, menée par le Cabinet de conseil BDO, auprès de plus de 1000 Belges (cadres et employés), 60% des répondants indiquent vouloir travailler de chez eux au moins deux jours par semaine, lorsque les mesures seront levées. Mais sur le terrain, la pratique du télétravail est-elle si simple ?

Le télétravail, bon pour la santé ?

Le télétravail n’est pas sans risques pour la santé et le bien-être. En voici les principaux facteurs, explicités par des experts.

  • Un rapport continu à l’écran

L’adaptation numérique de votre activité (publicité et vente en ligne, visioconférences…), si elle a l’avantage de booster votre visibilité, risque cependant de vous plonger dans un éternel bain virtuel. Cette hyperconnectivité peut, à terme, avoir des effets néfastes sur votre santé : fatigue, perte de concentration, maux de tête, technostress voire, épuisement mental.

  • Fatigue et douleurs physiques

Selon les nouveaux chiffres du groupe Idewe, service externe de prévention, la moitié des télétravailleurs se sentent épuisés après un an de télétravail et 55% rapportent des douleurs au dos et à la nuque. Dans un article du 11 mars 2021, le site Peopleshere, souligne « combien il est important pour les organisations de réfléchir attentivement à la manière dont elles peuvent mettre en œuvre la tendance à venir, à savoir le « travail hybride… ». Nouvelle tendance qui, pour la santé physique des travailleurs, ne pourra pas faire l’impasse sur une ergonomie efficace et préventive.

  • Vies privée-professionnelle : où est la frontière ?

A la maison, il est plus difficile de résister aux sollicitations « hors-boulot » et rester concentré peut devenir une lutte de tous les instants. Il arrive aussi que le télétravail amplifie démesurément votre conscience professionnelle : sous l’effet d’un vague sentiment de culpabilité, lié au confort d’être chez vous, vous vous sentez obligé de travailler davantage.

Et si, pour certains, l’abolition des distances (et donc des trajets) procure un vrai soulagement, cela n’est apparemment pas le cas de tous. En décembre 2020, une entrepreneure nous confiait : « Le gain de temps hors des transports, c’est comme si on ne pouvait pas se l’octroyer. C’est comme si ce temps gagné n’était pas pour nous mais pour notre travail… On se sent non-stop sous le regard du travail, sous le regard de l’ordinateur tout le temps allumé. Derrière l’ordinateur, il y a les clients, l’employeur, tout ce monde du travail qui nous appelle sans cesse… qui rentre dans la maison… »

Pourquoi est-ce difficile ?

En situation de télétravail durable, la structure, le cadre qui balisent habituellement le travail en présentiel s’estompent sensiblement. Notamment, le facteur « temps », comme repère pour mesurer le travail, devient quasi incontrôlable par l’employeur. Le télétravailleur devient « acteur de son temps » et il sera davantage évalué sur ses réalisations. Ce qui, progressivement, pourrait glisser vers un management « par objectifs » : « Tout le système du travail, explique Olivier Willocx, administrateur délégué de BECI, est aujourd’hui organisé sur la valeur du temps et donc la rémunération du temps. Probablement que, si on fait plus de télétravail, ce sera plutôt du paiement à la pièce. C’est-à-dire évoluer vers un travail à la performance… ».

Invité de l’émission CQFD, Michel Sylin, psychologue du travail et des organisations à l’ULB, met en garde contre les risques de cette « freelancisation » du travail : « Si mon travail est quantifié « à la production » et que celle-ci ne dépend que de moi-même, j’aurais tendance à produire quand ça m’arrange. Et si, par exemple, j’ai des primes à la production, j’aurai tendance à produire plus, voire à vouloir produire toujours plus. Le risque est alors que je « m’auto-aliène », c’est-à-dire, que je m’impose une trop grande contrainte. »

Le télétravail est né dans un système sans contrôle ni ajustement. Il est donc essentiel que les employeurs construisent une culture du télétravail, permettant de le réguler : s’il doit constamment s’auto-discipliner, le télétravailleur se sent parfois bien démuni, surtout lorsqu’il s’agit de délimiter clairement vies privée et professionnelle. Et le psychologue de conclure : « Nous ne pouvons pas laisser à l’individu la responsabilité de poser seul les limites du travail, c’est un gros enjeu de société qui se pose là ».

  • Manque ou… perte du lien social

Malgré ses avantages, le télétravail ne remplacera jamais le lien social. Un excès de télétravail – depuis le début de la crise, certains employés ne sont jamais retournés au bureau -, peut amplifier le sentiment d’isolement, jusqu’à provoquer la perte de connexion totale avec les collègues. C’est ce qu’on a récemment appelé le « team-out ». Son impact sur la santé est non-négligeable : stress, baisse de production ou de motivation, troubles de la confiance en soi… Pour l’employeur, il est donc primordial de prévenir ce risque, en veillant à ce que les membres de son équipe restent suffisamment reliés.

  • Le collectif en souffrance

En ces temps confinés, un défi de taille pour le manager est de maintenir la cohésion de son équipe. La quasi-généralisation du télétravail a altéré les espace-temps qui permettaient aux collègues de se retrouver, de parler d’autre chose que du boulot, de créer du lien… Selon Michel Sylin, cet aspect informel contribue à définir l’identité du travailleur et des collectifs de travail : Par exemple, il y a cet endroit très important dans toutes les organisations : la machine à café. Le lieu où on va échanger, s’ajuster les uns par rapport aux autres, dans des réalités tout à fait informelles […] Des lieux qui n’existent évidemment pas sous la même forme avec le télétravail, même s’il est partiel. »

L’enjeu fondamental du télétravail est donc : comment les entreprises vont-elles continuer à évoluer sans ces lieux ?

Pour pallier ce manque, la communication virtuelle s’est imposée. Comme une évidence. Mais si les réunions « distancielles » permettent de rester connectés, sont-elles pour autant créatrices de liens ? Le Pr Olivier Luminet, professeur de psychologie de la santé à l’UCLouvain, est assez clair sur ce point : « Les réunions par vidéoconférences permettent de garder une efficacité formelle, dans la mesure où les objectifs continuent à être atteints, mais cela enlève toute la partie informelle, qui est essentielle au lien social. »

Par ailleurs, il semble que les contacts par écrans interposés, bien qu’efficaces jusqu’à un certain point, puissent constituer un frein à l’innovation : « On peut faire du suivi, du day-to-day, explique Laurent Taskin, Professeur à la Louvain School of Management (UCLouvain), mais le lancement de nouveaux projets et l’innovation sont rendus beaucoup plus difficiles avec la distance. »

Ainsi, le contact direct avec les autres est vecteur d’évolution et de créativité. Tout comme la dynamique de groupe (à l’école ou en formation) stimule les apprentissages. Car, comme le rappelle Pascal Dibie, ethnologue français et auteur de Ethnologie du bureau : « … les bonnes idées viennent souvent de discussions à bâtons rompus. »

Combler les espaces désertés de la pause-café

L’instauration du télétravail comme mesure sanitaire a poussé les managers à acquérir une compétence supplémentaire : gérer son équipe à distance. Cela nécessite de recréer des moments de socialisation ainsi qu’une bonne dose de compréhension. En effet, certains employés travaillent « côte à côte » avec leurs enfants et, de plus, la plupart des travailleurs (y compris les entrepreneurs et chefs d’entreprise) sont éprouvés par la crise : des vacances d’été perturbées et « cadrées », l’incertitude, la difficulté de construire des projets… ont alimenté une anxiété latente et de la fatigue nerveuse.

Certaines entreprises ont développé une palette d’outils concrets, pour veiller au bien-être collectif et individuel et prévenir le « team-out ». En voici un échantillon.

  • Planifier des moments de partage de connaissances en petits groupes. Cela peut se faire sous forme de jeu en équipes, avec des défis à relever. Cela favorise notamment la mise en réseau.
  • Organiser des check-in virtuels réguliers, qui permettent d’établir un lien actif, dans la durée. Veiller à laisser une place aux émotions. Voici quelques astuces :
    • La météo : en début de réunion, chaque collaborateur est invité à partager sa météo interne. De façon indirecte, la météo offre un espace pour exprimer et percevoir l’état ou l’énergie du moment.
    • La douche de compliments : des coéquipiers font des compliments sincères à un·e collègue pendant une minute.
    • Petits déjeuners virtuels entre collègues ou « papote du matin » : ce lieu de contact peut émaner de l’équipe elle-même, qui s’autogère pour la tenue des rendez-vous quotidiens. Ces rencontres matinales donnent de l’élan pour la mise au travail.
  • Pour la gestion du stress et le bien-être :
    • Diffuser une newsletter interne axée sur le bien-être, composée de trucs et astuces.
    • Désigner une personne de confiance pour écouter les personnes en situation de stress.
    • Partager à l’équipe les histoires de réussite de projets des clients.
    • Dédier une journée au développement personnel des employés : formations en lien avec le bien-être en télétravail dont, par exemple, quelle soin apporter aux enfants en cette période particulière ?
    • Dans la perspective d’une formule hybride (télétravail partiel) : réaménager les espaces de bureau, selon le type d’activités: « zones silencieuses » pour la concentration, espaces de réunions/brainstorming/formations, zones de détente…

Un tremplin pour humaniser le management ?

Le télétravail imposé nous a (re)confronté à des questions fondamentales, liées à l’organisation et aux relations de travail. Il a aussi rappelé les inégalités entre travailleurs : entre ceux qui ont accès au télétravail et ceux dont les métiers ne le permettent pas ; entre ceux qui disposent d’un environnement propice et ceux dont l’espace et les conditions sont loin d’être idéales…

Si, au-delà de la crise sanitaire, le télétravail s’intègre plus amplement dans les pratiques, ne serait-ce pas l’occasion de réinventer plus globalement notre rapport au travail ? D’envisager un management plus humain, soucieux de la santé et du bien-être, des employés comme des managers ? Au cœur de cette crise inédite, n’est-il pas temps de considérer le bien-être au travail comme l’un des piliers de la réussite de l’entreprise ?

Valérie Decruyenaere
Chargée du projet 7 Jours Santé

 


Sources :