Crises et risques psychosociaux : les entrepreneurs sur le grill
L’addition des crises a exacerbé l’instabilité financière que vivent habituellement les indépendants et dirigeants de TPE. L’accumulation d’incertitudes en a intensifié l’impact sur leur santé mentale.
Dans ce contexte, la prévention des risques psychosociaux requiert une attention soutenue de la part des politiques, tout comme la vigilance accrue des entrepreneurs, pour leur bien-être et ceux de leurs collaborateurs.
Depuis la loi du 28 février 20141, complétant celle 4 août 1996,2 les risques psychosociaux s’intègrent dans les politiques de santé au travail. Inhérents à un excès de stress professionnel, subi pendant une période prolongée, ils se manifestent par des tensions ou conflits. Ils peuvent aussi altérer sensiblement la santé (physique et mentale) des travailleurs, parfois jusqu’à l’épuisement professionnel. Les périodes de crises prolongées, telles que nous traversons depuis 3 ans, continuent d’amplifier ces risques.
En tant qu’entrepreneur, comment les prévenir ? Comment préserver sa santé, face à des situations de plus en plus imprévisibles ? Comment trouver et (co)créer un nouvel équilibre ?
RÉORGANISER LE TRAVAIL ET RESOUDRE LES ÉQUIPES
L’Étude de Sciensano BELHEALTH3, a pour objectif de suivre la santé et le bien-être d’un large groupe de résidents belges pendant au moins 2 ans. Un accent particulier est mis sur la santé mentale. Les résultats de la première enquête de Belhealth mènent à ce constat : si les chiffres actuels sont moindres que pendant la crise sanitaire, ils sont nettement plus élevés qu’avant la crise. En 2022, par exemple, 19% et 17% des adultes présentaient des symptômes d’anxiété et de dépression respectivement. C’est moins que pendant les périodes de confinements de 2020 (23% et 22%) et 2021 (24% et 21%), mais cela reste supérieur aux données de 2018 pour ces indicateurs : 11% et 9% respectivement. La crise énergétique explique en partie cette tendance. Mais il semble que l’accumulation des crises ait davantage usé la capacité de résistance au stress.
Une récente enquête de Securex indique que 13,4% des travailleurs sont au bord du burn-out. Soit une augmentation de 61,4% par rapport à 2018-2019 (8,3%), juste avant la crise sanitaire. Dans un article de Peoplesphere, Hans De Witte, professeur de psychologie du travail à la KULeuven, constate que la crise-covid a eu un impact majeur sur les déclencheurs du burn out, notamment, en terme de charge mentale : « Ils (les travailleurs) avaient une charge émotionnelle plus importante en raison de la pandémie, de l’incertitude financière ou des difficultés psychologiques dans leur entourage. Cela entraîne une charge mentale au niveau privé plus lourde, exacerbée par la diminution des possibilités de faire de l’activité physique et l’obligation de concilier le travail à la maison et la vie de famille. »
La globalisation du télétravail – et son cortège de visioconférences – a en effet brouillé la frontière entre vies privée et professionnelle. Par ailleurs, il semble que les contacts par écrans interposés, bien qu’efficaces jusqu’à un certain point, puissent constituer un frein à la créativité et à l’innovation. Mais surtout, la pandémie a profondément bouleversé l’organisation du travail4. Nous en observons les traces aujourd’hui : bien que le « présentiel » soit redevenu la norme, le « distanciel » fait désormais partie intégrante des pratiques professionnelles. Pour les chefs d’entreprise, cette réorganisation hybride permet d’optimiser les ressources et les infrastructures (flexibilité, postes de travail non-attitrés, économies de matériel…). Dans ce souci de rentabilité, certaines entreprises optent pour un minimum d’infrastructures fixes et un maximum d’employés externalisés. Bien qu’efficace économiquement, cette stratégie peut avoir des effets néfastes sur la santé des travailleurs. Une charge mentale plus importante, le manque d’interactions sociales, une cohésion d’équipe fragilisée, peuvent générer une perte de sens globale.
Dans ce contexte, on peut se demander quel tournant devrait prendre la gestion des ressources humaines, afin de redynamiser les équipes et, partant, la productivité de l’entreprise.
LA CRISE ÉNERGÉTIQUE, C’EST LA CERISE SUR LE GÂTEAU
«Les entrepreneurs ont tendance à percevoir leur travail de manière plus identitaire; dès lors, la séparation entre vie privée et vie professionnelle se révèle parfois beaucoup plus compliquée. La crise sanitaire a également renforcé les difficultés.»
Victoria Gossiaux, psychologue, dispositif de soutien aux indépendants «Un Pass dans l’impasse»
La société véhicule souvent une image idéalisée de l’entrepreneur. Celle d’un fonceur, battant et sûr de lui. Doté d’une capacité de résilience exceptionnelle, ce super-héros traverserait les crises avec la fougue d’un cascadeur, chaque épreuve constituant une nouvelle opportunité de rebond. C’est peut-être le cas de certains dirigeants de grandes entreprises. Les indépendants, les dirigeants de PME et TPE, quant à eux, font partie des publics les plus exposés au risque de précarité. Selon une enquête de la Fondation Roi Baudoin, « En Belgique, 12,2% des ménages dont l’activité principale constitue un travail indépendant se trouvent sous le seuil de pauvreté, contre 3,2% de ceux dont le revenu est gagné en tant que salariés. »
«Ça me rend quand même un peu dingue cette injonction à être solide. On n’a pas le droit de craquer. On peut tous bosser 16 heures par jour et six jours par semaine… Mais c’est lorsque l’on s’arrête qu’on réalise que le système ne tient pas la route.»
Claire, cogérante d’un service traiteur, Alter Echos
Les facteurs externes, tels que la crise sanitaire, les inondations ou la montée des prix de l’énergie, intensifient l’instabilité financière, à laquelle ce public est généralement confronté. Dans une interview du 6 octobre 2022, Salima Serouane, alors coordinatrice du CEd, nous confiait : «Cela fait presque trois ans maintenant qu’ils enchaînent les crises. La crise énergétique, c’est la cerise sur le gâteau. »
Dans un article de la Revue Internationale PME, les auteurs s’étonnent que les dirigeants de PME soient moins étudiés durant la période de confinement,5 alors que la crise les fragilise directement sur les plans financier et psychologique. Les résultats de leur enquête montrent pourtant « que, par rapport aux salariés, les travailleurs indépendants éprouvent une plus grande détresse psychologique en raison de l’insécurité financière autodéclarée (le risque de manquer d’argent). » résultat conforté par celui d’autres chercheurs : « le risque de déposer le bilan a plus d’impact négatif sur le risque de burnout que le risque sanitaire de contracter gravement la maladie de la Covid-19. »
«Pendant le confinement, mes missions ont été annulées, je me suis retrouvée sans revenu. J’ai puisé dans mes économies en me disant que je pouvais me relever. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que ça allait durer si longtemps…»
Valérie-Anne, mère célibataire et responsable RH indépendante, Alter Echos
UN ÉPUISEMENT D’EMPÊCHEMENT
En juillet 2021, la Revue Internationale PME publie les résultats d’une enquête, associant « confinement et risque de burnout des dirigeants de PME ». Bien que l’étude ait été réalisée au début du premier confinement, elle identifie et anticipe un risque d’épuisement différent de celui auquel les entrepreneurs sont habituellement exposés.
Même si les facteurs habituels restent à un niveau élevé (troubles du sommeil, déception, lassitude…), on assiste à une hausse spectaculaire des sentiments d’impuissance et d’être coincé. « Le confinement semble empêcher les dirigeants de PME d’exploiter pleinement leurs compétences et leurs ressources… On constate en effet que les éléments « désespérés », « déprimés » et le sentiment d’être « sans valeur, comme un échec » sont à un niveau plus élevé qu’avant la Covid-19. »
« L’épuisement d’empêchement », tel que baptisé par les chercheurs, est mis en opposition avec le caractère souvent hyperactif des entrepreneurs : La situation du confinement, où l’économie tourne au ralenti ou est, dans certains secteurs, totalement à l’arrêt, « intensifie le contraste entre une inactivité imposée et une activité (même hyperactivité) habituelle. Lors du confinement, les dirigeants de PME se sont retrouvés dans une situation qui est aux antipodes de leur façon d’agir, de penser et finalement à l’opposé de ce qu’ils sont d’abord et avant tout, des femmes et des hommes d’action. »
Si l’inactivité leur a permis de se reposer et d’améliorer leur santé physique, elle semble avoir eu un impact considérable sur leur santé mentale. Parmi les recommandations des experts : un dépistage systématique et une prévention du risque de burnout, lors de situations d’empêchement (maladie, accident de travail, confinement…), à intégrer dans les prestations des caisses d’assurance maladie.
COMMENT CRÉER UN NOUVEL ÉQUILIBRE ?
Sortir des sentiers battus et réinventer son mode de fonctionnement font partie des actions nécessaires pour éviter la spirale de l’épuisement.
Les risques psychosociaux majeurs du travailleur indépendant sont :
- Une charge de travail importante, associée à de très longs horaires de prestations
- Le sentiment de solitude, voire d’isolement. Les crises successives ont accentué ce risque.
- L’incertitude de l’avenir qui génère du stress
En tant qu’entrepreneur, vos capacités d’autonomie et d’adaptabilité sont déterminantes pour une organisation efficace de votre travail. Afin de les renforcer face aux crises et de prévenir les risques psychosociaux, voici quelques conseils.
- S’ARRÊTER POUR FAIRE LE POINT. Au-delà des aides financières publiques en temps de crises, réajuster votre équilibre de vie vous permettra de repenser votre manière de fonctionner. Cette démarche requiert un temps d’arrêt. L’outil « Tableau de bord de l’entrepreneur » , vous invite à visualiser les différentes sphères de votre vie, à repérer les déséquilibres entre elles, afin d’agir concrètement, pour un nouvel équilibre.
- GÉRER SON TEMPS ET SES PRIORITÉS. Diminuer votre charge de travail et préserver l’équilibre entre vos différentes sphères de vie, tels sont les objectifs de l’« Agenda de l’entrepreneur ». Par une observation fine de vos habitudes, cet outil vous aidera à optimiser la gestion de votre temps jour après jour. La matrice d’Eisenhower, quant à elle, vous permet de classer les tâches à réaliser, en fonction de leur degré d’urgence et d’importance.
- RESTER EN LIEN, PRENDRE DU TEMPS POUR SOI. Le souci -louable – de sauver l’entreprise vous a peut-être amené à négliger votre vie familiale et sociale. Or, garder vos appuis relationnels est primordial pour votre santé, votre bien-être et pour la (sur)vie de votre entreprise. En parallèle, planifiez des moments de détente dans votre agenda : sortie culturelle, nature, sport, lecture, ce que vous aimez. Cela rechargera vos batteries.
- SORTIR DES AUTOMATISMES. Nous avons tous ancré en nous des habitudes. Si celles-ci vous ont d’abord aidés à tenir le cap, elles peuvent néanmoins perdre leur sens, lorsque la société a fortement évolué, notamment, en situation de crise. Repérer les « pilotes automatiques » devenus moins performants (voire contre-productifs) et décider d’en sortir, vous permettra de mieux accueillir le changement et d’alléger le stress face à l’incertitude.
- OSER DEMANDER DE L’AIDE. Ces conseils et outils seront d’autant plus efficaces, s’ils sont doublés d’un accompagnement professionnel. Aujourd’hui, une panoplie de dispositifs de soutien aux entrepreneurs existe, chacun avec ses spécificités, selon la situation de l’entrepreneur. Dans certains cas, l’accompagnement d’un coach peut s’avérer nécessaire. Avoir besoin d’aide en situation de crise est humain et normal. Osez la demander.
Valérie Decruyenaere, chargée du projet 7 Jours Santé
Avec la collaboration de Michel Kaisin, formateur et conseiller en prévention
1. relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail quant à la prévention des risques psychosociaux au travail dont, notamment, la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail.
2. Cette loi prévoit que tout employeur veille au bien-être de ses travailleurs, dès l’engagement du premier employé. Dans ce but, il doit effectuer régulièrement une analyse de risques, au sein de son entreprise et envisager des solutions. Les indépendants travaillant seuls, ne sont donc pas protégés par la loi.
3. Concrètement, tous les 3 à 4 mois, Sciensano envoie une enquête en ligne au même groupe de personnes (groupe de cohorte) avec des questions sur leur santé en général, et un accent particulier sur la santé mentale. De cette façon, ils peuvent suivre si des changements se produisent dans le groupe au fil du temps. La première enquête BELHEALTH s’est déroulée du 28 septembre au 12 octobre 2022 auprès de 7303 personnes.
4. L’organisation du travail fait partie des 5 facteurs de risques psychosociaux
5. D’après une enquête réalisée en avril 2020, lors du premier confinement
EN SAVOIR PLUS
- Article. Mathieu Seron : « Il y a urgence pour les entrepreneurs à se déconnecter »
Présentation de l’outil « Tableau de bord de l’entrepreneur » - Témoignage. Entreprise et crise énergétique : le bio perd des plumes.
Ressources en fin de texte : dispositifs de soutien et accompagnement - Témoignage. Entreprises et crise énergétique : choisir et renoncer
Ressources en fin de texte : les guichets d’économie locale - Article. Le coaching solidaire : tout le monde a le droit d’être accompagné
- Article. Un pass dans l’impasse : un filet solide pour les indépendants en détresse